Démocratie directe, victime collatérale de l’initiative ‘sur les juges étrangers’

06.11.2018 , in ((Bodies and Spaces in Times of Crisis, Foreign Judges?, Politics)) , ((No Comments))

L’initiative, soumise au peuple suisse le 25 novembre, est doublement mal nommée « contre les juges étrangers » et « pour l’autodétermination ». Le texte de loi proposé par l’UDC porte sur l’articulation entre droit interne et droit international, mais ne règle pas le rapport entre la démocratie directe et le droit international.

Le débat sur les institutions de la démocratie directe semble se rouvrir en permanence, et certaines voix s’en émeuvent. Tout au contraire, il est bon que cette discussion ne cesse jamais, car il est de la nature des institutions démocratiques d’être toujours ouvertes à la mise en question et aux transformations, aussi radicales soient-elles.

S’agissant des mécanismes fédéraux de démocratie directe, cette discussion est accaparée par l’Union démocratique du centre (UDC) depuis une quinzaine d’années. Cela n’a pas toujours été le cas, loin de là. Historiquement, c’est plutôt la gauche qui l’a animée, en faisant les premières propositions d’introduction du référendum et de l’initiative dans les cantons. La situation a changé au XXIe siècle, et affecte désormais toutes les opinions au sujet de la démocratie directe en Suisse.

Initiative doublement mal nommée

On ne répétera jamais assez que l’UDC n’est pas attachée aux principes fondamentaux de la démocratie, ni en son sein (c’est certainement le parti le plus caporalisé de Suisse) ni au niveau fédéral (où son usage des mécanismes référendaires est purement tactique). Plus précisément, l’UDC utilise la démocratie directe pour durcir des oppositions qui lui conviennent, et notamment les deux suivantes : « suisse » contre « étranger » et « peuple » contre « classe politique ». Sa dernière initiative, doublement mal nommée « contre les juges étrangers » et « pour l’autodétermination », permet de combiner ces deux obsessions, en opposant le droit national et la démocratie directe suisse au droit international d’une part, et en prétendant être l’unique force politique à défendre la souveraineté nationale et populaire contre tous les autres partis politiques d’autre part.

Cependant, considérer que le problème de l’initiative sur « l’autodétermination » porte sur l’opposition entre démocratie directe et droit international, c’est le poser dans les termes de l’UDC, même si l’on choisit de défendre la position inverse (à savoir le droit international contre la démocratie directe). La question posée par l’initiative n’est ni neuve ni facile à régler, mais elle porte sur l’articulation entre droit interne et droit international. Or celle-ci n’a à peu près rien à voir avec le rapport entre démocratie directe et droit international, d’une part parce que les traités internationaux auxquels la Suisse a adhéré ont, pour la plupart, été acceptés par référendums – le cas de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) demeure une exception, et nullement la norme -, et d’autre part parce que l’articulation dont je viens de parler pose problème à tous les Etats, qu’ils utilisent des référendums pour ratifier les traités internationaux ou non.

En outre, le droit international n’équivaut pas aux droits fondamentaux. La plupart des traités internationaux ratifiés par la Suisse ne concernent nullement les droits fondamentaux, et ceux qui le font n’ajoutent pas grand-chose à la longue liste de droits garantis ou reconnus par la Constitution fédérale de 1999, elle-même acceptée par le peuple et les cantons.

Contre-pouvoirs aux autorités politiques

D’un point de vue démocratique, la question fondamentale réside bien plutôt dans l’opposition entre les décisions législatives ou gouvernementales et les droits fondamentaux. Historiquement, ces derniers ont en effet été pensés comme des contre-pouvoirs face aux autorités politiques, que l’on songe au Bill of Rights américain ou aux différentes Déclarations des droits de l’homme et du citoyen de la Révolution française. Dans cette optique, la garantie des droits et libertés fondamentales se trouve dans le peuple, et pas dans des traités, des constitutions ou des déclarations abstraites. Celles-ci sont évidemment importantes, mais, si elles veulent être effectives, elles ne peuvent que formaliser des valeurs et principes acceptés par une large majorité d’une collectivité politique donnée.

Ce n’est pas la démocratie directe qu’il faut craindre lorsqu’on parle de limitations des droits et libertés, mais bien davantage les gouvernements ou les parlements élus. Ce n’est pas par référendum que les invraisemblables restrictions aux libertés des citoyens américains permises par le « Patriot Act » de 2001 ont été décidées, pas davantage que l’état d’urgence n’a été mis en place et indéfiniment prolongé en France par les citoyens. Quant aux pleins pouvoirs accordés au Conseil fédéral durant les deux conflits mondiaux, ils n’ont jamais fait l’objet de votes populaires. Avant d’accuser la démocratie directe de constituer une menace majeure envers les minorités, il ne serait pas inutile de considérer plus sérieusement les décisions effectives prises par d’autres instances, y compris les cours constitutionnelles. L’on conclurait alors que, sur le long terme, la démocratie directe joue bien davantage le rôle de garante des droits et libertés fondamentales qu’elle ne les menace.

Cela ne signifie pas, évidemment, que cette menace soit inexistante, et il faut ajouter que l’UDC – aux côtés d’autres forces politiques comme l’association « La marche blanche » par exemple – a joué un rôle non négligeable pour accréditer l’idée que les mécanismes référendaires constituent un danger pour les libertés individuelles. Il faut dès lors prendre bien soin de combattre ses initiatives, pour éviter que la démocratie directe ne finisse par en être une victime collatérale. Dans ce débat, bien loin de demander des limitations de la démocratie directe, il me semble qu’il faudrait au contraire proposer son extension.

A longer version of this post was published on 6 October 2018 in: „Freiheit und Menschenrechte“: Ein Buch gegen die „Selbstbestimmungs-Initiative“ (233 Seiten, Editions le Doubs).

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